CHAPITRE VII
Jonathan Hood tournait depuis sept heures du matin dans le quartier d’Upton Park sur sa mobylette, une grande carte routière fixée sur son guidon. Il s’arrêtait fréquemment, prenait des notes, feuilletait un atlas des rues londoniennes et repartait. Tous les jours, Londres était ainsi parcouru par des apprentis chauffeurs de taxi, qui préparaient un examen où ils devaient connaître un nombre incalculable de rues.
Quittant Neville Road, il tourna dans Green Street, à un bloc de la mosquée située au 88, et s’arrêta le long du trottoir, vérifiant quelque chose sur son plan, juste en face d’un marchand de légumes.
Personne ne prêtait attention à lui, la valse des apprentis chauffeurs de taxi étant habituelle, et pourtant Jonathan Hood était un agent de la Division D du MI5 en mission. Une puissante radio était dissimulée dans une des sacoches de sa mobylette, le reliant à un « sous-marin », une camionnette d’une entreprise de plomberie qui tournait elle aussi dans le quartier et rendait compte à la centrale de Millbank. Exceptionnellement, Jonathan Hood était armé. Un pistolet automatique Glock 9 mm dissimulé sous son chandail de laine bleu. Il repartit et s’arrêta un peu plus loin, presque en face de la mosquée du 88, un bâtiment de deux étages faisant le coin de Green Street et de Strudley Road. Un Pakistanais en camiz-charouar était en train de téléphoner d’un taxiphone installé contre le mur de la mosquée et il crut d’abord que c’était son « client ». Un rapide coup d’œil sur la photo posée sur sa carte routière lui révéla qu’il n’en était rien. D’ailleurs, ce numéro – 02084707808 – avait été placé sur écoutes depuis la veille au soir. Le rôle de Jonathan Hood était simple : observer la mosquée et ses alentours et, éventuellement, porter secours au « client » désigné, un informateur du MI6 dont il ignorait même le nom.
Il cala sa machine contre le mur et pénétra dans la cafétéria voisine, commandant un kebab et un Coca. Accoudé au comptoir, il pouvait surveiller l’entrée de la mosquée dans le miroir du bar. Il prévoyait une journée fastidieuse : ce genre de planque ne débouchait d’habitude sur rien de concret…
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Chawkat Rauf n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Après une toilette succincte, il décida de descendre, faisant pour le moment l’impasse sur le caméscope. Sa décision était prise : dès qu’il serait dehors, il fausserait compagnie à son mentor et courrait jusqu’à ce qu’il rencontre un bobby.
La barbe bien peignée, comme ses cheveux et sa moustache, il s’engagea dans l’escalier. L’homme qui avait dormi sur le palier du premier avait disparu, ainsi que son matelas. Il déboucha au rez-de-chaussée. La porte du local utilisé pour les repas était ouverte et trois « frères » s’y trouvaient déjà avec Sambal Chahan, le responsable de la mosquée. Ils accueillirent chaleureusement Chawkat Rauf qui prit place à la table et remplit un bol de lait pour y jeter des céréales.
— Tu as passé une bonne nuit, mon frère ? demanda affectueusement Sambal Chahan. Je dors en dessous de toi et j’ai entendu grincer ton charpoi toute la nuit. Tu étais malade ?
— C’est le décalage horaire, répliqua Chawkat Rauf, cela ira bientôt mieux.
Il plongea le nez dans son bol, s’attendant à chaque seconde à ce qu’on lui parle du caméscope. Il avait préparé une explication : son cousin le lui avait donné pour le faire réparer à Londres.
Il avait presque fini le bol de lait quand Sambal Chahan plongea la main dans la poche de son charouar et en sortit un objet qu’il posa devant lui.
— Un frère nous a apporté ceci ce matin, dit-il d’une voix égale. Il l’a trouvé de l’autre côté de la rue.
Chawkat Rauf demeura sans voix en reconnaissant son appel au secours enveloppant la pierre jetée par sa fenêtre. Il se sentit inondé de sueur en quelques secondes, incapable d’articuler un mot. Avec l’impression qu’une main invisible vissait ses pieds au sol. Il émit une sorte de croassement sans parvenir à articuler une réponse normale. Croisant le regard plein de haine de son vis-à-vis, le jeune Awaz, il parvint enfin à retrouver sa voix et demanda :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Regarde, mon frère…
Chawkat Rauf déplia la feuille de papier, le cerveau en compote. Les lignes écrites de sa main dansaient devant ses yeux. Il posa la feuille sur la table, gardant la pierre dans la main. En tournant la tête, il aperçut la porte ouverte, donnant sur la salle de prière qui elle-même donnait sur la rue. Entre la première porte et lui, il n’y avait que Sambal Chahan. Sans réfléchir, il lui jeta de toutes ses forces la pierre en plein visage. Le lourd projectile frappa le barbu sur la bouche, lui faisant éclater la lèvre supérieure, et rebondit à terre. Il porta les deux mains à sa bouche avec un cri de douleur.
Chawkat Rauf enjambait déjà son banc. Il frôla Sambal Chahan, s’engouffra dans la salle de prière encore vide et la traversa en courant. Ouvrant la porte donnant dans Green Street, il détala comme un lapin.
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Jonathan Hood était en train de remonter sur sa mobylette quand il aperçut un homme surgir de la mosquée, juste en face de lui, de l’autre côté de la rue, et s’éloigner en courant en direction de la station de métro Upton Park. Avant même d’avoir comparé avec la photo, il sut que c’était son client.
Celui-ci s’éloignait, coudes au corps, comme s’il avait le diable à ses trousses ! Quelques secondes plus tard, trois barbus jaillirent à leur tour de la mosquée, par la même porte. Celui qui courait en tête brandissait un couteau de cuisine de trente centimètres, en vociférant des imprécations.
Le sang de l’agent du MI5 ne fit qu’un tour. Enfourchant sa mobylette, il se mit à remonter Green Street à la poursuite de son client, se faufilant entre les voitures. En même temps, il lança un appel pressant dans son micro :
— Code one, code one, Green Street, going south.
La voix du contrôleur, dans le sous-marin, répondit aussitôt :
— Code one. We proceed[23].
Code One signifiait qu’il allait y avoir une intervention physique dangereuse. Jonathan Hood ignorait où se trouvait le sous-marin et ne pouvait compter sur lui, dans un premier temps. Les trois barbus s’étaient rapprochés du fugitif, vociférant toujours. Hélas pour Jonathan Hood, c’était de l’urdu.
Soudain, deux passants qui arrivaient en sens inverse, alertés par les cris, barrèrent la route au fugitif.
Ce dernier se débattit, leur échappa et, voyant les barbus se rapprocher, s’engouffra dans une boutique de saris. Une minute plus tard, ses poursuivants y pénétraient. Jonathan Hood abandonna sa mobylette au bord du trottoir, dégaina son pistolet, le tenant bien à la verticale comme le règlement l’exigeait, et se précipita à son tour dans la boutique, lançant dans son micro :
— Dress shop, n° 67. Three armed men[24].
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John Gilmore était en train de terminer son early morning tea lorsqu’un voyant clignota sur le téléphone le reliant au MI5. Il décrocha et une voix tendue annonça :
— Sir, nous avons un problème dans Green Street. Votre client s’est enfui de la mosquée, il est poursuivi par trois hommes, munis d’armes blanches.
John Gilmore sentit son pouls exploser et lança :
— My God ! Envoyez du monde là-bas. J’arrive. Faites cerner la mosquée. Que personne n’en sorte. Faites l’impossible pour protéger cet homme. J’arrive.
Il sortit de son bureau en trombe et se rua dans la salle d’opérations. Le temps d’expliquer la situation à l’équipe de permanence, il rejoignait au garage du rez-de-chaussée une Rover bleue banalisée, équipée d’un gyrophare sur le toit. Elle jaillit de l’entrée sur Albert Embankment et fonça le long de la Tamise, sirène hurlante, à plus de cent vingt à l’heure. À côté du chauffeur, John Gilmore, son portable collé à l’oreille, essayait de joindre le sous-marin du MI5. Il trépignait intérieurement. Green Street se trouvait à l’autre bout de Londres et, même en roulant comme un fou, il en avait pour une demi-heure de trajet au minimum. Pourvu que son informateur s’en sorte.
Il appela la branche antiterroriste de Scotland Yard qui coopérait souvent avec eux et demanda une intervention massive et immédiate sur la mosquée de Green Street. Eux disposaient d’unités spécialisées capables d’intervenir rapidement. Ensuite, tandis que le chauffeur du service avalait les rues de Londres à une allure d’enfer, il essaya de garder son sang-froid, se bénissant d’avoir pensé à organiser une protection à son client.
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Lorsque Jonathan Hood pénétra dans le magasin de saris, il eut l’impression d’entrer dans une volière ! Une douzaine de clientes et de vendeuses, terrifiées, glapissaient dans plusieurs langues en se ruant vers la porte. Bousculé, il se retrouva pratiquement seul dans le magasin, à l’exception d’un groupe vociférant autour de la caisse, au fond. Il aperçut son client, réfugié derrière la caisse, utilisant comme bouclier la caissière pakistanaise en sari, qui se débattait en poussant des cris aigus. Un des barbus, dont le visage saignait, la saisit par son sari et la jeta à terre, laissant Chawkat Rauf sans défense, acculé au mur. Horrifié, Jonathan Hood vit le barbu brandir son énorme couteau de cuisine et le plonger dans le ventre du fugitif avec un hurlement de fou. Quand la lame fut enfoncée de près de vingt centimètres, le barbu, tenant le manche du couteau à deux mains, éventra sa victime sur près de trente centimètres. Chawkat Rauf s’effondra instantanément, le sang s’échappant à flots de son horrible blessure.
— Police ! hurla Jonathan Hood, qui ne s’était jamais trouvé face à une telle situation et n’osait pas se servir de son arme pour ne pas risquer de blesser la caissière.
Le barbu à la bouche en sang qui venait de poignarder Chawkat Rauf se retourna et, au lieu de lâcher son couteau, fonça sur le policier.
— Drop your knife[25] ! cria Jonathan Hood.
Au lieu d’obéir, le barbu, d’un seul élan, lui plongea son couteau dans l’aine. Le péritoine transpercé, l’artère fémorale coupée, Jonathan Hood sentit ses jambes se dérober sous lui et s’effondra sur le sol, sans avoir pu tirer un seul coup de feu. Derrière la caisse, les deux autres barbus s’acharnaient sur l’homme tombé à terre, le frappant à tour de rôle avec des couteaux plus petits, tout en vociférant des injures. L’un d’eux finit par lui trancher la gorge, ce qui était parfaitement inutile car son cœur avait cessé de battre. D’ailleurs, très peu de sang jaillit de cette nouvelle blessure.
— Allah o akbar[26] ! hurla le barbu qui venait de poignarder le policier.
Il se rua hors de la boutique, suivi très vite de ses deux acolytes. Debout à côté des deux cadavres, la caissière hurlait comme une sirène.
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Grâce à leur écran vidéo relié au réseau des milliers de caméras fixes surveillant les rues de Londres, l’équipe du sous-marin en route pour Green Street suivait les événements, sachant qu’une task force de Scotland Yard était en route. Ils virent sur leur écran les trois hommes jaillir de la boutique de saris et remonter Green Street en courant en direction de la mosquée, sans même dissimuler leurs couteaux.
— Suspects going north, Green Street ! lança un des agents au dispatcher central du MI5.
Le hurlement d’une sirène se rapprochait. Le chauffeur du sous-marin vit dans son rétroviseur une Rover bleue, le toit surmonté d’un gyrophare, qui empruntait Green Street à toute vitesse, phares allumés. Elle les doubla, continua un peu et s’arrêta juste en face de la mosquée.
John Gilmore bondit de la Rover stoppée en travers de Green Street, bloquant un gros bus rouge. Aucun policier n’était encore autour de la mosquée mais des sirènes se rapprochaient : le Special Squad de l’antiterrorisme de Scotland Yard. Quelques minutes plus tard, trois fourgons déversèrent une vingtaine de policiers en tenue de combat, casqués et armés jusqu’aux dents, y compris de lance-grenades. Une femme en sari s’approcha d’eux et lança :
— Ils sont à l’intérieur, je les ai vus…
Les badauds commençaient à s’attrouper autour de la mosquée, contenus par les policiers. Toute circulation était interrompue dans Green Street. John Gillmore fonça vers le chef du Special Squad, exhiba sa carte du MI6 et ordonna :
— Cernez la mosquée. Que personne n’en sorte.
Une femme arriva en courant, hystérique, et s’accrocha au policier en uniforme.
— Il y a deux morts, dans la boutique, là-bas.
John Gilmore y courut, avec quatre policiers. Un groupe silencieux était massé devant la boutique de saris. Il se fraya un passage à travers les badauds et entra, butant presque dans un cadavre allongé au milieu d’une mare de sang, un pistolet automatique encore dans la main droite. Un Glock, donc c’était un agent du MI5, conclut John Gilmore.
Il découvrit le deuxième cadavre derrière la caisse, le cou lacéré, les vêtements inondés de sang, et reconnut Chawkat Rauf.
Il s’accroupit et tâta toutes ses poches, sans rien trouver. Après lui avoir fermé les yeux, il ressortit de la boutique et fonça vers la mosquée. Lui seul savait pourquoi Chawkat Rauf avait été assassiné. Il fallait coûte que coûte retrouver le caméscope. Le bouclage de la mosquée terminé, la circulation détournée, tout le quartier était en ébullition. Sur le trottoir d’en face, des militants islamistes commençaient à déployer des banderoles stigmatisant la répression…
— Où en êtes-vous ? demanda John Gilmore au chef du Special Squad.
— Nulle part, sir, ils sont retranchés à l’intérieur du bâtiment. Je dois demander des ordres pour attaquer, il s’agit d’un lieu de culte. C’est extrêmement sensible, sir…
John Gilmore le coupa d’une voix froide.
— Ces gens, à l’intérieur, sont susceptibles de détruire des preuves intéressant la Défense nationale. Faites des sommations, demandez-leur de sortir, et, s’ils refusent, pénétrez de force dans ce bâtiment. J’avertis le Home Office.
Quelques instants plus tard, la voix puissante d’un haut-parleur couvrit la rumeur de la foule, appelant les occupants de la mosquée à sortir. Sans aucun résultat. Le bâtiment semblait abandonné. Tout à coup, des flammes jaillirent d’une des fenêtres du rez-de-chaussée : ses occupants avaient mis le feu…
Quelques secondes plus tard, un bélier manié par les policiers de Scotland Yard défonça la porte de bois de la salle de prière et les hommes casqués se ruèrent à l’intérieur.
Revenu dans sa voiture, John Gilmore rendait compte au chef du MI6, Sir George Cornwell.
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Sultan Hafiz Mahmood s’allongea sur son charpoi pour sa sieste quotidienne. Dehors, il faisait plus de 45°. Les étés à Islamabad étaient brûlants.
Bercé par le chuintement de la climatisation, il essaya de trouver le sommeil, sans y parvenir. Obsédé par le compte à rebours qu’il ne maîtrisait pas. Pour des raisons de sécurité, il avait été convenu que le groupe chargé d’acheminer jusqu’à son objectif la petite merveille qu’il avait mise au point n’enverrait aucun message et il savait avoir encore longtemps à attendre.
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Le premier policier du Special Squad s’apprêtait à s’engager dans l’escalier de la mosquée, quand une silhouette surgit sur le palier du premier étage. Un barbu aux vêtements et à la barbe tâchés de sang, brandissant un couteau qui lui parut gigantesque. Le policier braqua sur lui son MP 5 et hurla :
— Stay where you are[27] !
Comme s’il ne l’avait pas entendu, le barbu dévala les marches, son couteau brandi, en vociférant des imprécations incompréhensibles. Le policier attendit la dernière seconde pour appuyer sur la détente de son arme. Une première rafale de cinq projectiles partit, transperçant la poitrine du barbu. Entraîné par son poids, ce dernier continua sa dégringolade et vint heurter le policier. Ils tombèrent tous deux en arrière, mais seul l’homme de Scotland Yard se releva.
Choqué, il dut s’appuyer au mur, tandis que ses collègues se ruaient dans l’escalier. Arrivés au premier, ils commencèrent à ouvrir les portes les unes après les autres. De l’une d’elles, surgit un autre barbu qui eut le temps de plonger son couteau dans le cou d’un policier, avant d’être abattu. Prudents, les hommes du Special Squad continuèrent l’exploration du bâtiment, débusquant un troisième militant islamiste, qui s’enfuit par une échelle jusqu’au grenier.
De là, il se hissa sur le toit et, à moitié dissimulé derrière le panneau annonçant : NEWHAM NORTH ISLAM ASSOCIATION, commença à haranguer la foule massée autour de la mosquée, crachant des injures en anglais et en urdu, criant à la profanation, à la guerre sainte… Plusieurs policiers, utilisant une échelle de pompiers, le rejoignirent sur le toit, lui ordonnèrent de se rendre. Celui-là ne semblait pas armé. Le chef du Special Squad de Scotland Yard s’avança en personne pour le convaincre. Le barbu lui jeta un regard halluciné, hurla Allah o akbar !, courut jusqu’au bord du toit et sauta.
Sa chute fut filmée par une demi-douzaine de caméras de télévision. Toutes les chaînes présentes à Londres convergeaient vers Green Street. Un cri horrifié s’éleva de la foule des badauds lorsque l’homme s’écrasa sur l’asphalte.
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John Gilmore, assisté de plusieurs agents du MI5, dont deux lisaient l’urdu et l’arabe, fouillaient la mosquée dans tous ses recoins. Scotland Yard avait envoyé ses spécialistes de l’antiterrorisme à la recherche d’armes et d’explosifs. Sans rien trouver jusque-là. On avait seulement découvert dans un bureau des documents expliquant comment empoisonner à la ricine un réseau hydraulique. Visiblement, cette mosquée servait de base à des islamistes radicaux, comme celle de Finsbury Park nettoyée quelques mois plus tôt par Scotland Yard… L’agent du MI6 errait de pièce en pièce, furieux et frustré. Le sac de voyage de Chawkat Rauf n’avait rien apporté d’intéressant et le caméscope demeurait introuvable. John Gilmore enrageait, d’autant plus qu’il était désormais certain de sa valeur. Il fallait un enjeu de taille pour que, délibérément, ces militants islamistes aient sacrifié leur couverture pour liquider la taupe du MI6.
John Gilmore allait sortir prendre un café lorsqu’un homme de Scotland Yard, qui avait reçu pour instruction de tout lui remettre, s’approcha, un objet à la main.
— Sir, annonça-t-il, nous avons trouvé ceci sous le plancher de la salle de prière.
C’était un petit caméscope Sony, un modèle numérique ordinaire, avec une cartouche à l’intérieur. John Gilmore l’aurait embrassé !
— Merci, fit-il. Vous avez fait du bon boulot.
Le caméscope à la main, il regagna sa Rover bleue. La mosquée, fouillée de fond en comble, n’avait plus de secrets à révéler. D’innombrables services techniques de Scotland Yard étaient en train de relever tous les indices. La foule commençait à se disperser et seules restaient les équipes de télévision qui interrogeaient les voisins afin de reconstituer le drame qui avait coûté la vie à cinq personnes dont un policier.
Chose rarissime à Londres, où seuls les hommes veillant sur Scotland Yard, dans Broadway Street, et ceux qui protégeaient l’ambassade américaine de Grosvenor Square étaient munis de pistolets-mitrailleurs.
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* *
Alexandra et Malko étaient en train de préparer le plan de table du dîner en l’honneur d’Aisha Mokhtar, prévu pour la semaine suivante, quand Elko Krisantem vint prévenir Malko qu’il y avait un appel pour lui dans la bibliothèque. Il s’y rendit. C’était Richard Spicer.
— Vous avez regardé la télé aujourd’hui ? demanda le chef de station de la CIA à Londres.
— Non, répliqua Malko, je prépare la venue de votre cible, la belle Aisha Mokhtar. Pourquoi ?
— Il y a eu un incident très grave, dans l’East End, un quartier pakistanais. J’ai pu en savoir plus par mon homologue du « 6 ». Un de ses agents venu de Penshawar a été assassiné par les militants d’une mosquée. Il arrivait avec, paraît-il, des informations précieuses.
— Il y a un lien avec Aisha Mokhtar ?
— À première vue, aucun. Je voulais seulement vous tenir au courant.
— Merci, dit Malko.
Après avoir raccroché, il retrouva Alexandra à qui il avait expliqué que ce dîner était une « commande » de la CIA pour accrocher une « source ». Sans évidemment préciser que ladite source était une bombe sexuelle à laquelle il avait déjà un peu goûté. Après leur première étreinte, suite à leur orgie de Taittinger au Dorchester, il avait revu deux fois Aisha Mokhtar pour dîner. Une fois en compagnie de gentlemen-farmers dont la plupart étaient homosexuels et la seconde fois dans un tête-à-tête qui s’était terminé par une brûlante récréation sexuelle.
Il n’avait appris qu’une chose : Aisha était une dure, fermée comme une huître et, de toute évidence, sur ses gardes. À vouloir la séduire à tout prix, il risquait sa santé sans être sûr de lui extorquer la moindre information.
Alexandra venait de finir le plan de table. Elle leva un regard vaguement soupçonneux sur Malko.
— À propos, tu ne m’as pas vraiment dit à quoi ressemblait ta « source ».
À question directe, réponse directe. Autant gagner du temps.
— Elle a beaucoup de charme, répliqua Malko. Le regard d’Alexandra fonça.
— Tu l’as déjà baisée, ou tu as l’intention de la baiser ?
— Ne dis pas de bêtises, il n’y a que toi que j’aime, jura-t-il.
Sur le moment, c’était vrai… Le regard furibond d’Alexandra l’excita. Il s’approcha et commença à lui caresser la poitrine à travers son cachemire porté à même la peau. Très vite, il le déboutonna, malaxant les seins magnifiques. Lorsqu’il la poussa vers la table de marbre, elle ne résista pas, adorant les pulsions spontanées. Malko, en pénétrant en elle, se dit qu’elle était allongée exactement à la place qu’occuperait Aisha Mokhtar. Leur étreinte fut brève, délicieuse et violente… Lorsque les pieds d’Alexandra reprirent contact avec le sol, elle dit simplement :
— Si tu la baises ici, je te tue.
Depuis une heure, dans un silence de mort, l’état-major du MI6 au grand complet visionnait la cassette trouvée dans le caméscope, dans l’auditorium du sous-sol. Une pièce insonorisée comportant une trentaine de sièges confortables.
Dès les premières images, tous avaient retenu leur souffle en découvrant Oussama Bin Laden, assis sous un auvent de fortune composé d’une toile tendue à l’arrière d’un 4 × 4, en compagnie de l’Égyptien Ayman Al-Zawahiri et d’un troisième homme, non encore identifié, en tenue traditionnelle pakistanaise. Le film était en couleur mais le tournage visiblement fait par un amateur. Seul problème : il n’y avait pas de son !
La scène avait été tournée dans un décor de montagnes, en Afghanistan ou au Pakistan. Alentour, on apercevait une vingtaine d’hommes armés, vraisemblablement la garde personnelle du Cheikh. Il faisait beau et ils ne semblaient pas souffrir du froid. Bin Laden arborait une tenue afghane avec le traditionnel pacol et une Kalachnikov était posée à côté de lui.
Sur la séquence suivante, ils découvrirent Ayman Al-Zawahiri discutant, devant une carte déployée, avec un jeune barbu semblant très excité. La carte représentait apparemment une côte, mais l’image n’était pas assez nette pour l’identifier.
Ensuite, le caméraman avait filmé un petit groupe mené par le Pakistanais en camiz-charouar pénétrant dans un bâtiment ressemblant à un hangar, posé au milieu de nulle part, dans le même paysage montagneux. Les images suivantes étaient sous-exposées. Le Pakistanais dispensait des explications à ses invités dans plusieurs décors. D’abord, un bâti supportant différents objets. À gauche, une sorte d’anneau creux métallique, dans lequel s’enfonçait un tube s’encastrant exactement dans l’anneau fermé à son autre extrémité par une plaque de métal.
Le tube se terminait à l’autre extrémité par ce qui ressemblait à un obus de mortier dans lequel il aurait été encastré. Le tout ne mesurait pas plus de deux mètres de long.
La séquence suivante montrait une sorte de coque de métal, épaisse d’une vingtaine de centimètres, séparée en deux parties identiques, qui semblait épouser étroitement les contours du premier engin. Le petit groupe se déplaça ensuite dans un autre coin de cet étrange atelier, pour s’arrêter devant ce qui ressemblait à un creuset vide permettant de fondre du métal. La dernière image montrait le jeune barbu tenant un téléphone portable relié à une boîte noire, qui pouvait être un détonateur électrique. Pour terminer la visite, la caméra balayait quelque chose qui ressemblait à une fonderie artisanale, avec des piles de lingots d’un métal qui pouvait être du plomb. Enfin, on voyait Oussama Bin Laden, accompagné de Ayman Al-Zawahiri, rejoindre dans un paysage de rocaille le groupe d’hommes de son escorte. Ils s’éloignaient ensuite à cheval et la dernière image du film était un soleil couchant disparaissant derrière une crête.
La lumière revint et Sir George Cornwell se tourna vers ses collaborateurs.
— A-t-on pu dater cette cassette ?
— Difficile, répondit le spécialiste du cinéma, mais le caméscope a parlé grâce à une étiquette collée à l’intérieur. Il a été acheté à Dubaï et d’après le numéro de série, nous devrions identifier assez vite le vendeur.
— Le lieu de ce tournage ?
Le spécialiste en géologie leva la main.
— À première vue, d’après l’examen des roches, nous sommes dans un massif du sud de l’Afghanistan ou du nord-ouest du Pakistan, Waziristan ou Baloutchistan. On ne peut pas en dire plus. L’altitude n’est pas élevée car ils semblent tous respirer normalement.
— Pourrions-nous identifier cette construction ? John Gilmore, qui connaissait bien le pays, soupira :
— Sir, il y en a des centaines de cette espèce : des murs de pierre, un toit de tôle, un gros hangar. Bien sûr, on soumettra la photo à nos homologues pakistanais…
Pas encourageant.
— Avez-vous identifié les participants, en dehors de Bin Laden et d’Al-Zawahiri ?
— Le jeune barbu pourrait être Yassin Abdul Rahman, un des fils du cheikh aveugle qui purge une peine de prison à vie aux États-Unis pour avoir tenté de faire sauter le World Trade Center en 1993. Nous savons qu’il se trouve avec Bin Laden, dit à nouveau John Gilmore.
— Celui qui semble avoir organisé cette visite ?
Le responsable de la section Moyen-Orient dit timidement :
— Il me semble avoir reconnu quelqu’un à qui nous avons déjà eu affaire. Nos homologues de la CIA ont un gros dossier sur lui. Il s’appelle Sultan Hafiz Mahmood. C’est un ingénieur nucléaire pakistanais qui a travaillé sous les ordres d’Abdul Qadeer Khan, le père de la bombe atomique pakistanaise. C’est, de notoriété publique, un proche de Bin Laden. Il a d’ailleurs reconnu l’avoir rencontré à plusieurs reprises, pour, prétend-il, des conversations religieuses. Seulement, il dirigeait une ONG installée en Afghanistan dans les locaux de laquelle on a trouvé des manuels de guerre chimique, en novembre 2001. C’est un exalté, qui veut que tout l’oumma profite des découvertes du Pakistan…
— Où se trouve-t-il ?
— À Islamabad. Sur la pression des Américains, le gouvernement pakistanais l’a assigné à résidence, tout comme Abdul Qadeer Khan, qui a livré des centrifugeuses à la Libye, à la Corée du Nord et à l’Iran. Les deux hommes sont d’ailleurs très liés.
— Donc, conclut Sir George Cornwell, sa présence en compagnie de Bin Laden s’explique. L’ISI devrait avoir été au courant de cette rencontre… Il ne nous en ont jamais parlé.
John Gilmore se risqua à intervenir.
— Sir, depuis Hamid Gui[28], l’ISI est infestée d’islamistes radicaux. Ensuite, ses agents ont du mal à opérer dans les zones tribales, contrôlées par des tribus favorables à Al-Qaida et aux talibans.
Sir George Cornwell garda le silence quelques instants, avant de demander :
— Qu’est-ce que peut faire un ingénieur nucléaire dans cet atelier artisanal, qui semblait beaucoup intéresser Oussama Bin Laden ? À quoi peuvent servir les objets qu’on lui a montrés ? On dirait une fusée artisanale. Any idea ?
Un homme assis au dernier rang, barbu, corpulent, portant des lunettes, leva la main.
— Sir, j’ai peut-être une idée. On dirait un engin rudimentaire à rapprochement, du modèle de ceux développés par l’Afrique du Sud, pendant l’apartheid.
Sir George Cornwell fronça les sourcils.
— Pouvez-vous parler anglais, Mark ? Sortez un peu de votre jargon scientifique. Nous ne sommes pas dans un congrès.
Mark Lansdale était le conseiller du MI6 pour tout le nucléaire, le chimique et le biologique, après des années passées dans le programme nucléaire britannique.
Un peu vexé, il laissa tomber :
— Sir, il pourrait s’agir d’un engin nucléaire artisanal. D’une puissance comprise entre dix et vingt kilotonnes, je pense.